A Ghost Story est un film réalisé par David Lowery avec Rooney Mara et Casey Affleck. Il raconte l’histoire d’un homme tout juste décédé qui revient chez lui et assiste impuissant au passage du temps. Spectateur solitaire du deuil de sa femme, il est condamné à errer au même endroit, coincé dans cette maison qui finira elle aussi par être détruite. A Ghost Story est bien l’histoire d’un fantôme, métaphore filée de notre impossibilité à avoir un quelconque impact sur le cours du temps, mais c’est avant tout un voyage contemplatif et poétique qui remet en question notre place dans l’univers. Ne sommes nous que des êtres insignifiants, oubliés dès que nous sommes trépassés ? Ou bien la mémoire des vivants et une possible vie après la mort ne permettent-elles pas de transcender tout ça ? Filmé en format 4/3 aux angles arrondis, l’espace apparaît alors comme propice à la rêverie, où les ombres peuvent se mouvoir tranquillement, hors du temps. Le cadre étant très resserré nous entrons dans l’intimité de nos personnages, nous nous accrochons à eux, et l’histoire de ce fantôme à la portée universelle devient donc également, notre histoire. A Ghost Story détonnes en sortant des sentiers battus, bien loin des blockbusters hollywoodiens du moment, et arbore avec fierté un minimalisme étonnant : un drap et deux trous noirs pour les yeux feront office de fantôme, une maison pavillonnaire servira d’unique décors et les dialogues se compterons sur les doigts d’une main. Les longs tableaux statiques, souvent sur-cadrés, offrent un espace de jeux que les yeux des spectateurs doivent arpenter accompagnés d’une seule musique ; David Lowery nous montre avec brio que les sensations, les sentiments passent avec plus de force à travers des plans silencieux à la composition poétique que part des dialogues.
Je voudrais maintenant vous parler DU moment souvent incompris des spectateurs, voir carrément haï ; celui des six minutes de dégustation de tarte au chocolat. Pendant tout ce temps nous n’avons qu’un plan fixe, tout est immobile sauf notre femme endeuillée. Alors pourquoi nous faire subir cette scène aussi longtemps ? Je pense très clairement que cette scène a sa place dans ce film parce qu’elle pose la question de la représentation du deuil à l’écran : doit-on le dramatiser ? Le romancer ? David Lowery a choisi de ne rien en faire si ce n’est une pure retranscription de la réalité du deuil. C’est un moment solitaire, où tout semble s’être figé autour de nous, et que pouvons-nous faire si ce n’est quelque chose de tout à fait ordinaire, comme manger une tarte ? Quant à la longueur de la scène, nous sommes ici dans ce que Brecht appellerait la destruction du quatrième mur : David Lowery nous rappelle subtilement que nous sommes des spectateurs en train de regarder un film. Puisque le cadre ne change pas, nous avons le temps de sortir de notre torpeur et de prendre du recul, d’analyser l’image. Nous sommes alors paradoxalement pleinement intégrés à l’histoire. Nous pouvons alors nous identifier à ce fantôme, en retrait, coincé contre le bord du cadre, spectateur impuissant du deuil de l’être aimé. La maison est ici un personnage à part entière, lieu unique du déroulement de l’action, elle envoie un message fort, celui de l’attachement à notre matérialité quotidienne, aux souvenirs que nous habitons. Habiter, c’est s’établir dans un lieu, demeurer quelque part, notion profondément sédentaire, elle s’attache donc à un espace précis. Notre fantôme est coincé dans cet endroit qu’il habite sans pouvoir sans détacher. Même de son vivant, il était contre l’idée de déménager sous prétexte que « leurs souvenirs » étaient dans cette maison, qu’elle avait « une histoire ». Il s’avère qu’il est lui aussi habité par ses souvenirs, par ses regrets, ceux-là même qui l’empêchent de partir, qui l’enchaînent entre ces murs. D’ailleurs, dans la chanson qu’il compose, il est dit : « all the awful dreams felt real enough, is your lover there ? Is she waking up ? Did she die in the night ? And leave you alone ? Alone  » ; l’accent est bel et bien mis sur la solitude, sur le deuil, et notre fantôme, bien que mort, fait lui aussi l’expérience du deuil : il se retrouve seul, abandonné et se rattache à cette maison comme dernier souvenir de sa vie passée, de sa femme et de son amour pour elle. Alors que cette dernière a réussi à tourner la page en déménageant, le fantôme devra attendre de résoudre une dernière énigme, de trouver le message de sa femme, caché dans un pan du mur de la maison. Encore ici un message très fort ; une maison renferme dans ses murs tous les souvenirs de ses propriétaires, que ce soit des bouts de papier ou des fantômes.
Bon, je ne voudrais pas non plus vous démoraliser puisque ce film ne tombe aucunement dans le mélodrame qui fait sortir les mouchoirs. C’est avant tout un film qui questionne notre existence. Deux visions sont développées dans le film qui pourraient, de prime abord, sembler s’opposer, mais qui finissent par s’emboîter parfaitement. Alors qu’une fête a lieu dans la maison de notre fantôme, un inconnu se met à faire une tirade sur la finalité de l’existence et sur notre impossibilité à vraiment pouvoir avoir un impact sur le monde. Il prend l’exemple de la neuvième symphonie de Beethoven qui, pour l’instant, a réussi à traverser les siècles, mais qui, en définitive, une fois l’univers arrivé à son terme, tombera définitivement dans l’oubli. Devons-nous alors composer une symphonie ? Ou est-ce inutile ? Ça n’a pas d’importance, nous répond le personnage, et c’est en cela que le message est fort : peut importe ce que nous décidons de faire, les conséquences de nos actions ne perdurerons pas éternellement. Shelley l’avait bien compris : « Et sur le piédestal il y a ces mots : / « Mon nom est Ozymandias, Roi des Rois. / Voyez mon œuvre, vous puissants, et désespérez ! » / À côté, rien ne demeure. Autour des ruines / De cette colossale épave, infinis et nus, / Les sables monotones et solitaires s’étendent au loin. » (Ozymandias). Rien ne subsiste au pouvoir du temps. Et pourtant, notre fantôme est bien la preuve que tout n’est pas fait en vain. Mais il ne faut pas oublier de prendre en compte que nous parlons ici de deux dimensions bien différentes ; notre inconnu parle de la dimension physique dans laquelle nous finirons par redevenir poussière quoi qu’il advienne, au contraire notre fantôme est déjà dans une dimension intelligible, si sa mémoire n’est pas annihilée il n’en reste pas moins qu’il n’est plus rien dans le monde des vivants.
A Ghost Story est une sorte de Vanité, de memento mori, qui nous rappelle que nous ne sommes que des spectateurs impuissants faces au cours du temps mais, ce film reste toutefois une ode merveilleuse à la vie humaine. Au final, même si nos actions ne persisteront pas à travers le temps, être nous, simplement et uniquement nous, être aimé et aimer en retour, n’est-ce pas là, la finalité de toute chose ?
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