Comment reconnaître un chef-d’œuvre maudit ?

Prenez un film à la production catastrophique, dont le sujet compte personnellement pour son auteur et qui, en plus de tomber injustement dans l’oubli, signe la fin d’une ère dans la création cinématographique Hollywoodienne.
Voici, mesdames et messieurs, City girl du grand et immense Friedrich Wilhelm Murnau.

Lorsque nous pensons aujourd’hui à Murnau, deux grandes périodes de sa vie artistique nous viennent instantanément à l’esprit. La première est sans conteste son rôle de chef de file du cinéma expressionniste Allemand aux côtés de Fritz Lang et de Robert Wiene notamment, immortalisé par son œuvre la plus connue du grand public qu’est Nosferatu le vampire réalisé en 1922, mais aussi par Faust, une légende allemande (1926) ou encore par Le dernier des hommes (1924) même si ceux-ci tendent à se déplacer vers un réalisme qui accompagnera le cinéaste jusqu’à la fin de sa carrière et qui débutera véritablement à Hollywood. En effet, Murnau se fait remarquer et réalise en 1927 un nouveau chef-d’œuvre sous l’impulsion de la défunte FOX (c’est finalement tout comme avec Disney…), L’aurore.
Si le réalisateur se voit autoriser une liberté totale pour son premier long-métrage américain, l’échec public du film malgré ses Oscars de la meilleure valeur artistique (seul Oscar de la sorte décerné dans l’histoire), de la meilleure actrice pour Janet Gaynor, et de la meilleure photographie, la réalité du système de production américain revient vite à la figure de Murnau qui se retrouve sous étroite surveillance et limité dans ses choix pour ses futurs films. Ainsi, nous arrivons à City girl.
Souvenez-vous ci-dessus, nous parlions de deux périodes importantes dans la vie cinématographique de notre auteur. Une troisième période, beaucoup plus personnelle, peut se détacher au début de sa carrière, soit avant 1922. Nommons celle-ci, le film paysan. En effet, malgré sa naissance dans une famille bourgeoise, le réalisateur a toujours été attiré par la campagne, les histoires paysannes, les grands champs de récoltes… Tout ceci arrive en apothéose avec son œuvre méconnue, La terre qui flambe en 1921. Vous vous demandez sûrement pourquoi nous prenons la peine de divaguer autant sur la vie de Murnau ? Tout simplement parce que celui-ci imagine City girl comme un retour réaliste et onirique à son début de carrière. Une grande fresque lyrique sur la culture et la vie campagnarde, à la limite du documentaire.

Pour attirer le public américain, Murnau décide d'adapter la pièce de Broadway du même nom ce qui lui permet de transformer un récit de niche en un film théoriquement populaire traitant d’une histoire d’amour entre un homme de la campagne et une femme de la ville, cette dernière tentant de s’imposer dans un monde et une culture qu’elle ne comprend pas et fantasme. Pour être sûr que le public se déplacera, le cinéaste s’entoure de l’immense célébrité Charles Farrell et de l’éphémère, mais fantastique, Mary Duncan pour les rôles principaux.
Si rien ne semble pouvoir faire dérailler ce qui s’annonce déjà comme la future plus grande œuvre de Murnau, c’est oublier le contexte de production du film.
Alors que le parlant s’impose de plus en plus dans l’esprit des producteurs et spectateurs américains, le cinéaste opte pour une narration muette et entre en conflit ouvert avec la FOX qui réclame une version sonore, que Murnau tournera en même temps que sa version muette, mais dont aucune trace ne subsiste aujourd’hui. William Fox bloquera même le départ de l’équipe dans le Minnesota, état où le récit devait se dérouler. Mais le principal problème de Murnau est sans doute la grande dépression qui décourage fortement les studios à produire des drames au profit de comédies, notamment musicales, qui attirent bien plus le public en manque flagrant de divertissement et d’évasion.
Avec tout cela, le réalisateur voit tout d’abord son scénario réécrit sans son accord afin de faire ressortir l’histoire d’amour plutôt que le thème de la vie campagnarde, puis se voit tout bonnement mis à l’écart du tournage par William Fox lui-même. Si Murnau tentera de résister en envoyant ses consignes de réalisation à la personne qui finira son film, rien n’y fera et le film sera par la suite sans cesse charcuté sur la table de montage et repoussé d’un an avant de se retrouver jeté dans les salles de cinéma sans une seule avant-première et dans l’indifférence la plus totale en 1930. À la suite de cet épisode, Murnau quitte définitivement Hollywood et les studios resserrent encore un peu plus leur mainmise sur les auteurs.

Mais que vaut finalement City girl ? Soyons clair, celui-ci ressemble très peu voire même absolument pas à ce que l’auteur avait prévu à la base. Ceci étant dit, il n’en reste pas moins un chef-d’œuvre et un ovni dans la production hollywoodienne de la fin des années 1920 et du début des années 1930. 
Tout d’abord, son utilisation magistrale et fluide du muet apporte véritablement un plus au film. En premier lieu, celui-ci permet de filmer en extérieur à une époque où les premiers micros étaient incapables de permettre une prise de son convenable sans avoir recourt au tournage en studio. En cela, le long-métrage est déjà une bouffée d’air frais dans une période où le faux à Hollywood était poussé à l’extrême. Ensuite, il faut bien avouer que la relation amoureuse qui unit Charles Farrell et Mary Duncan à l’écran est la plus grande réussite scénaristique de l’œuvre et, même si elle n'était pas souhaitée initialement par Murnau, fait partie des plus belles et émouvantes histoires romantiques de l’histoire du cinéma (pas étonnant puisqu'elle semble être un prolongement de l’histoire d’amour des personnages de L’aurore). Murnau finit par se lancer malgré lui dans une quête psychologique de ce que peut être l’amour entre deux êtres qui s’aiment passionnément, mais que tout ou presque oppose. Un thème finalement commun, mais qui accompagne toutes les œuvres de l’auteur à divers degrés. Ce film se voit être à l’origine (ou en tout cas communément cité comme une influence majeure) de la fameuse séquence de fin de comédie romantique où l’homme court à en perdre haleine pour rejoindre sa dulcinée qui s’apprête à partir sans avoir prévenu personne. Si ce genre de séquence est un éternel traumatisme pour vous, vous connaissez maintenant l’un des coupables. 
Le long-métrage nous présente aussi un  personnage féminin fort en cette fin du muet, quelques années avant que le sous-genre de la Screwball comedy ne vienne véritablement illuminer des femmes libres portées par des actrices telles que Katharine Hepburn, Claudette Colbert ou encore Carole Lombard pour ne citer qu’elles, avant que Hollywood ne retombe dans ses éternels travers dans le courant des années 1970. Dans City girl, Mary Duncan se voit contrainte d’évoluer dans un monde composé exclusivement d’homme et donc de s’imposer dans ce patriarcat qui l’empêche de vivre sa relation pleinement et librement. Le personnage de la femme dans cette œuvre est donc aussi un point clef et historique important dans la modernité et le traitement des rôles féminins au cinéma. 
Pour finir, il faut bien se rendre compte que ce film n’est pas qu’une affaire de scénario ou de traitement de personnages, la réalisation en mouvement de Murnau lors des séquences spectaculaires ou d’émotion extrême, offre une modernité et un lyrisme qui font ressortir, lors de quelques rares sursauts, le film encore plus grand qu’aurait dû être City girl. En témoigne ce travelling latéral de 30 secondes (une éternité pour l’époque) qui nous présente les deux jeunes amoureux arrivés pour la première fois dans l’immense champ familial, se courant après de plaisir et d’insouciance, s’attrapant et s’embrassant dans une poésie saisissante. On y voit une liberté totale, une caméra qui voltige et affirme son côté naturaliste. Une des plus belles séquences de l’histoire du cinéma et sûrement le reste le plus concret du projet initial de Murnau en termes de volonté artistique.
Encore aujourd’hui, l’ombre de City girl se fait ressentir dans un pan entier de l’histoire du cinéma. L’hommage le plus fort venant à n’en pas douter de Terrence Malick et de son chef-d’œuvre Les moissons du ciel, sorte de proposition de ce à quoi aurait ressemblé le film de Murnau si celui-ci avait réussi à le mener à bon terme.
Quoi qu’il en soit, si vous êtes amateur de cinéma muet je ne saurais que trop vous conseiller City girl de par son influence sur nos créations actuelles, et bien évidemment pour sa fameuse genèse et ses pics de génie encore perceptibles malgré tout ce que le film a subi.

Voici ce à quoi ressemble, cher lecteur, un véritable chef-d’œuvre maudit.
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