Confinés. Enfermés. Dans l’attente. Alors que nous sommes contraints de rester chez nous, le film de Chantal Akerman, Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles, résonne particulièrement à nos oreilles. Si le huis clos représente à merveille les affres de l’enfermement, c’est l’attente du personnage qui semble être une mimésis saisissante de notre état actuel. Pendant quelques jours, nous suivons une femme dans sa vie quotidienne, se prostituant chez elle, sur rendez-vous. La réalisatrice s’inscrit dans l’hyperréalisme, jouant avec le temps cinématographique comme un temps réel ; les moments quotidiens, mécaniques, déshumanisés, reflètent un train de vie s’écoulant aussi lentement que pour le spectateur. L’écran nous apparaît alors comme un miroir qui nous renvoie notre propre reflet. Un reflet dans l’attente. Le film n’est composé que de plans fixes, comme si la caméra était elle aussi confinée, condamnée à rester à la même place sans bouger, quitte à couper parfois la tête à son personnage. Il n’y a aucun mouvement, tout est calme, stable, lent. Nous passons d’une pièce à une autre, nous observons Jeanne, allumer et éteindre des lumières, cuisiner, se laver et dormir, nous faisons face à un quotidien millimétré, à une chorégraphie minimaliste. Jeanne Dielman est quasiment un film muet, les rares dialogues sont très littéraires, déclamés rapidement, sans réels sentiments. Des intertitres soulignent les jours qui passent, le parti pris de la réalisatrice se veux au plus près du documentaire, toutefois l’esthétisme des plans reste travaillé ; ils sont fixes mais composés comme des tableaux.
Le rapport à la durée est donc traité de manière très énigmatique ; les plans, loin de durer pour servir une fonction narrative, s’en détachent et s’écoulent lentement. Toutefois, le film alterne entre une dilatation ostentatoire du temps et de brutales saccades elliptiques ; les moments où Jeanne reçoit des hommes sont souvent éclipsés par exemple. De cette façon nous ne suivons que ce que la réalisatrice veut nous montrer, nous sommes des spectateurs prisonniers de la temporalité du film. L’oeuvre de Chantal Akerman semble suivre le précepte d’André Beucler : « débarrassé des stratagèmes de toutes les autres industries artistiques, le film pourrait devenir le poème par excellence parce qu’il se situe dans la durée pure. ». Jeanne Dielman devient donc un poème, les plans rimants entre eux, faisant surgir métaphores et allégories sur fond de banalité, d’un temps figé, d’une terrible réalité.

Alors que notre personnage est constamment occupé, constamment enfermé par ces cadres fixes, Chantal Akerman présente son travail comme suit ; « C'est un film sur l'espace et le temps et sur la façon d'organiser sa vie pour n'avoir aucun temps libre, pour ne pas se laisser submerger par l'angoisse et l'obsession de la mort. ». Finalement, Jeanne semble être rattrapée par cette angoisse de la mort, mort qu’elle tentera d’assassiner, mais qui la retrouvera, inlassablement, dans l’obscurité solitaire. Le film s’achève sur un long plan fixe, où Jeanne est assise à table, seule dans la pénombre, seulement éclairée par les lumières de la ville. Elle devient alors une âme sans vie, un fantôme esseulé, qui ne fait qu’attendre. Son voyage, notre voyage, se termine sur cette image, sur ce plan d’une longueur insolante. Chantal Akerman a pris le parti de faire un film lent, au plus près de la réalité, pour que les moments quotidiens, moments les plus simples, acquièrent une part dramatique, bien plus forte que le meurtre final. Et si le cinéma se différencie des autres arts grâce à son rapport au mouvement, c’est également sa possibilité de traiter du temps qui le rend si « réel ». Alors que la photographie fige des instants, un film nous offre des images en mouvements, ancrées dans une temporalité qui avance, recule, embarque le spectateur pendant une durée déterminée de laquelle il ne peut plus s’échapper. Dans Jeanne Dielman rien n’est surprenant, rien n’est divertissant, rien n’est rapide, mais c’est ce qui permet à Chantal Akerman de créer une mimésis surprenante, un tableau de la vie plus vrai que nature, un effrayant reflet de notre propre finalité.
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