ou comment rendre l’invisible visible, rendre un au-delà de la chair sensible

Par Léon Biglieri
« Tu ne vas pas au-delà de cette peur panique de la chair … Il ne s’agit pas juste de pénétration sexuelle, 
mais d’aller au-delà de la chair » (1)
Avec cette injonction d’aller scruter Beyond the Flesh, Cronenberg met en lumière cette envie qu’a l’artiste de représenter le corps, non pas uniquement pour sa matière, non pas uniquement pour fouiller la chair, ni représenter la tension qui est en elle, soit ce que Francis Bacon appellerait la viande, mais bien pour créer un aqueduc entre lui et le regardeur afin de transmettre des sensations et en s’intéressant au corps, s’intéresser à tout ce qui lui est extérieur.
Il est à noter qu’ici il ne s’agit pas de corps au sens dualiste, à l’image du corps schizophrénique chrétien qui distingue le corps de l’âme, l’un périssable et l’autre éternelle, mais d’un corps au sens moniste. C’est-à-dire comme le dirait Spinoza, l’âme est impossible à saisir tant qu’on ne va pas voir les organes du corps.
Or dès lors que le corps et l’esprit ne font plus qu’un, le corps cesse d’être un instrument pour devenir un sujet à part entière.  « Le corps propre ce n’est pas le corps que j’ai mais le corps que je suis » nous dit Merleau-Ponty dans la phénoménologie de la perception. Dès lors, la question de la conscience et de l’identité ne peuvent se penser qu’à partir du corps.
Ce dernier est l’épicentre de toutes les expériences. Il implante un sens dans ce qui n’en avait pas, il est projecteur de sens. C’est l’idée que développe Michel Henry au début de son ouvrage Incarnation en affirmant : « l’apparaitre est tout, l’être n’est rien ». Autrement dit le premier fonde le second, c’est dans l’apparition que l’être puise son essence. C’est avec cette base, que l’artiste qui peint ou film le corps, permet de rendre sensibles, « nerveux », aux regardeurs des concepts qui sont normalement de l’ordre de l’invisible.
Parler d’un corps sujet, c’est donc montrer qu’il y a une transcendance possible du corps représenté par l’artiste, qu’il s’agisse du domaine des idées, mais également de celui de l’inconscient, ou d’une dimension fondamentalement spirituelle. Ou bien des trois en même temps, que l’on considère ces trois concepts comme différents ou représentant finalement une même chose.

« Et le Verbe devint chair »

Dans une interview entre F. Bacon et le critique d’art anglais M. Peppiatt, le peintre explique que les images qui lui viennent à l’esprit, qui lui font peindre ce qu’il peint sont notamment issues des mots. En disant cela, il faut bien comprendre que c’est le chemin qu’emprunte l’artiste pour faire son œuvre, ou bien celui qu’un quidam emprunte lorsqu’il lit un texte de poésie et qui, fermant les yeux, se laisse emporter par les images que le poète lui souffle. Toutefois dans le cas d’une œuvre picturale ou cinématographique c’est à une ou des images que le regardeur fait face. Par conséquent ce dernier retracera le chemin inverse. L’artiste par l’incarnation du Verbe fait naître des concepts dans l’esprit du regardeur.
Un artiste est celui qui capte les peurs d’une époque, ses tentations aussi, qui rend visible son inconscient sous une forme à la fois littérale et métaphorique. (2)

Un réalisateur comme Cronenberg a une obsession pour la métaphore. Néanmoins, les idées pures étant invisibles se pose la question de la manière de faire une métaphore au cinéma. Si Eisenstein a déjà essayé de faire « rugir une foule » en juxtaposant des images de foules qui hurlent et un lion qui rugit, cela n’a rien donné de concluant. Selon le réalisateur de La Mouche le moyen pour y arriver est de créer des images monstrueuses : « cela peut aussi bien être une mouche de 90kg que les instruments chirurgicaux dans Faux-Semblants. » (3)
En plus d’être des images, celles-ci doivent être tactiles. Dans le cinéma de Cronenberg, il y a tout une dimension sensuelle de la pensée. Si en apparence elle semble être désincarnée, au finale elle ne peut être sans corps. Son essence, l’être le puise dans son apparition. Il faut que par les sens, une chose apparaisse au sujet, pour que cette chose puisse enfin exister. Comme les mots préfigurent la pensée, c’est parce qu’elle a un corps que la pensée prend vie. Lorsqu’un artiste prend une idée invisible, il l’ouvre et la déconstruit pour en créer une image-métaphore de chair visible qui renait ainsi dans l’esprit du regardeur. A cette acception « matérialiste » de la phrase « Et le verbe devint chair » s’ajoute une seconde « spirituelle ».
Si cette affirmation tirée de l’évangile de Jean exprime l’idée d’une nouvelle relation entre Dieu et l’Homme, lui faisant partager une même chair avec le Christ, lui octroyant ainsi une Vie éternelle, la notion de corps d’immortalité a notamment été développée dans l’œuvre d’Antonin Artaud sous le nom de "Corps sans Organes".
Il entend par là retrouver son âme puis l’incorporer, mais dans un corps à l’abri de la mort soit un corps sans organes, marque de la caducité humaine, il faut donc s’en extraire : « Pas de bouche. Pas de dents. Pas d’estomac. Pas d’Anus. » Le corps chez Artaud est un corps intensif parcouru par des ondes. La sensation est une vibration. Lorsqu’elle atteint le corps, en pleine chair, « elle est directement portée sur l’onde nerveuse ou l’émotion vitale »
Par l’incarnation du Verbe, c’est-à-dire par la représentation du corps, l’artiste rend donc les idées palpables pour le regardeur et lui fait prendre conscience de sa part d’immortalité. Dans un cas comme dans l’autre, ces deux acceptions ouvrent des portent différentes sur ce que la représentation du corps peut amener de plus profond que la chair elle-même. Dans les deux cas il s’agit d’ouvrir des portes en soi, la première donne sur un inconscient personnel, la seconde sur un inconscient universel.

La peau : interface entre le conscient et l’inconscient :

Si en représentant le corps, l’artiste fait naitre des idées chez le regardeur, de la même manière, en montrant la peau il raconte quelque chose de l’indicible. C’est-à-dire qu’en recouvrant d’un voile épidermique/dermique la chair, il entrouvre le rideau des profondeurs du conscient pour se retrouver nez à nez avec l’inconscient. Un inconscient personnel.
Les idées et les métaphores proviennent aussi bien du conscient que de l’inconscient. C’est pourquoi lorsque l’artiste cherche en lui des idées qu’il mettra en image pour qu’elles renaissent dans le regardeur, ces dernières iront aussi bien toucher sa partie la plus consciente (Moi) que fouiner dans la partie la plus obscure, la plus impénétrable de [sa] personnalité (ça) (4). Cette transmission du Moi/ça de l’artiste au Moi/ça du regardeur, par l’intermédiaire de la toile ou du film, s’opère via le système nerveux de leur corps.
« Le Moi conscient est avant tout un Moi corps » (5). Didier Anzieu s’appuie sur cette formulation de Freud pour déclarer que « la conscience n’est pas autre chose que la somme de nos sensations.» (6)
Toutefois à la manière des individus enregistrés par la Machine du Docteur Morel de manière visuelles, « tactiles, thermiques, olfactives et gustatives » (7), leur permettant ainsi de s’éprouver comme vivants et conscients à chacune de leur projection, la reproduction ne peut être complètement fidèle car ils leurs manquent une peau comme enveloppe reliant conscient et inconscient. La peau est révélatrice des sensations et des pulsions les plus fugaces.
C’est en cela que repose l’hypothèse de Didier Anzieu. Il considère l’importance des réalités du corps réel dans la constitution du psychisme et l’importance de ces réalités comme témoignage de l’état du psychisme. Si selon Freud, le refoulé était ce qui du psychisme se rapportait au sexe, Anzieu estime que c’est dorénavant « le corps sensoriel » (8).
A travers cette hypothèse la peau est désormais une surface sensible à cheval entre le dehors, le corps, les sensations, et ce qu’il y a au-delà, un pont entre le Moi, le Surmoi et le ça. Au-delà de la chair, en représentant la peau, l’artiste ouvre une porte, celle de l’inconscient personnel, le sien et celui du regardeur.

La représentation du corps qui s’enfuit : comment s’enfoncer au plus profond de soi c’est retrouver l’autre :
La seconde porte est une porte vers l’univers, comme celle à travers laquelle l’officier Ripley veut faire disparaître l’Alien en le faisant s’envoler dans l’espace, comme une angoisse que l’on souhaiterait refouler au fin fond de nous-même. De notre ça soufflerait Freud.​​​​​​​
En 1933 ce dernier représente l’appareil psychique avec une forme d’œuf ouvert vers le bas. Cette ouverture matérialise la continuité du ça souligne Anzieu.
Elle matérialise également cette porte par laquelle le corps semble s’échapper de lui-même. Le sang, la transpiration, le vomi s’écoulent pour rejoindre le sol. La délimitation du corps représenté est plus floue, tout comme les zones brossées, nettoyées et chiffonnées chez Bacon. Le corps s’étale, se liquéfie, se dissipe à la manière de la fumée autour du corps de Seth Brundle lorsqu’il sort du télépode. Cette fumée représente ce laps de temps entre la possible disparition et la renaissance du corps. La jonction littérale d’un télépode à l’autre, d’une porte à une autre, du conscient à l’inconscient, de l’inconscient personnel à l’inconscient collectif.
La représentation du corps est par essence une manière pour le regardeur de contempler un corps dans un miroir. Un miroir où le corps ne se réfugie pas de l’autre côté mais à l’intérieur. C’est dans celui-ci que Brundlefly y loge tous les restes de son ancien corps, « des témoins d’une ère révolue dont l’intérêt n’est plus qu’historique ». A travers ce corps-miroir, l’artiste représente l’individu tourné en soi de telle manière qu’il s’enfonce dans les souterrains de la pensée (9).
Des souterrains où tous ceux qui ont réussi à arriver jusque-là touchent Dieu ou ce que Jung appelle l’inconscient collectif c’est-à-dire un inconscient dans lequel l’individu « n’est plus enfermé sur lui-même mais ouvert à de l’inconnu » (10), « un inconscient à base d’archétypes, commun à toute l’humanité et origine de toutes les grandes images mythiques » (11).
L’artiste montre que représenter le corps c’est regarder dans un dedans qui n’est pas « autre chose que le dehors, mais exactement le dedans du dehors. »

Représenter le corps c’est essayer d’atteindre que ce que le peintre dit à son modèle dans La Belle Noiseuse :
"Je saurai ce qu’il y a à l’intérieur et à l’envers de votre surface. Je veux l’invisible. Non ce n’est pas ça … c’est la ligne, le trait, personne ne sait ce qu’est un trait … je cours après, je cours, je cours, je cours … je vais où ? Au ciel pourquoi pas ? Plus de seins, plus de ventre, plus de cuisse, plus de cul, les tourbillons et les galaxies, le grand œil bleu des origines […] C’est ça ce que je veux de vous depuis le début." (12)
(1) Réplique de Seth Brundle (Jeff Goldblum), personnage principale du film La Mouche (1986) à Véronica Quaife (Geena Davis).
(2) Critique du film Vidéodrome, DVDClassik, (8 mai 2012) par J-Gavril Sluka
(3) Entretien de S. LABARTHE André - David Cronenberg : I have to make the world be flesh
(4) FREUD S, Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, 1984
(5) FREUD S, le Moi et le ça, 1923
(6) ANZIEU D, Le Moi Peau, 1985
(7) CASARES B, L’invention de Morel,1940
(8) Ibid
(9) BOUILLON Anne, Gilles Deleuze et Antonin Artaud : L’impossibilité de penser, 2016
(10) CAZENAVE Michel
(11) CAHEN Roland, préface française de la dialectique du Moi et de l’inconscient, de C.G. Jung, 1933
(12) Monologue d’Edouard (M. Piccoli) à Marianne (E. Béart) dans La Belle Noiseuse (1991) de J. Rivette.
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