All photographs from Chaplin films made from 1918 onwards © Roy Export S.A.S. All rights reserved. Images scanned by Cineteca di Bologna as part of Progetto Chaplin

Sorti en 1952, Limelight (en français, Les Feux de la rampe) est connu pour être le film le plus autobiographique de Charlie Chaplin. Le film est un voyage dans l’intimité de l’artiste, tant son personnage lui ressemble (milieu du music-hall, Calvero porte la canne et le chapeau comme Charlot…), mais aussi parce qu’il témoigne de la douleur ressentie par Chaplin, lorsque le cinéma muet était sur le déclin. Le film raconte l’histoire d’un artiste de music-hall vieillissant, rêvant sans cesse de la scène et de sa gloire passée.
Dans la dernière partie du film, nous assistons à l’ultime spectacle de Calvero, le personnage principal joué par Chaplin. La mise en scène s’adapte aux sketchs qui s’enchaînent, posant une caméra face à la scène, à la place des spectateurs, nous faisant vivre le spectacle dans une temporalité qui lui est propre (comme un spectacle réel).
Nous nous intéresserons au dernier sketch en particulier, parce qu’il est le seul pour lequel Chaplin s’est accompagné d'un partenaire (et pas des moindres) : le célèbre Buster Keaton. Lorsque nous le découvrons dans la loge, les clins d’œil à la réalité des artistes sont bien présents. Keaton dit : « Si on me dit encore que c’est comme au bon vieux temps, je saute par la fenêtre. » Cette phrase est délicieuse tant on connaît son talent d’acrobate.
Si la scène du dernier numéro nous intéresse, c’est parce qu’elle clôt brillamment le film dans un élan de nostalgie, nous rappelant la grandeur du cinéma muet et des artistes qui le représentaient. Keaton et Chaplin, les deux grandes figures du comique muet (sans oublier Harold Lloyd, tout aussi connu à l’époque) proposent aux spectateurs 30 ans plus tard et pour leur premier duo, une séquence d’anthologie. Pendant des années durant, cette séquence a été le cœur de débats opposant les deux génies. On attribue souvent à Keaton le mérite de rester humble et discret, l’image d’un roi déchu par un Hollywood trop dévorant. Quant à Chaplin, il a toujours su rester l’artiste-maître, l’artiste fier qui bombait le torse face à des Etats-Unis conservateurs et paranoïaques (cf le maccarthysme des années 50). Il y aura toujours dans la cinéphilie un débat Keaton-Chaplin, imposant de choisir un camp et de trancher lequel des deux est le plus génial.
Dans ce dernier numéro de Limelight, certains ont pu dire que Keaton était le plus drôle et que Chaplin l’avait coupé au montage pour garder la vedette. Difficile de prendre ces accusations au pied de la lettre, mais notre travail reviendra à élucider un certain mystère autour de cette séquence que nous croyons étrange dans son rythme, son montage et sa narration. Pour ce faire, nous tenterons d’abord de comprendre ce que les deux artistes proposent de singulier dans ce duo unique au cinéma afin de poser, par la suite, un regard critique sur cette séquence d’anthologie et la débarrasser de tout le fétichisme qui englobe généralement le « culte » et entrave la réflexion. 
(Lien pour visionner la séquence en question : https://www.youtube.com/watch?v=z4DiRd9_0_c&t=292s)
I. Travailler ensemble 
" Keaton : When you get two characters that are two different personalities and the audience knows they think in different channels, that's the idea of it. 
R. Franklin : You do think in different channels. 
Keaton : I know. Yeah. I mean, but the audience thinks that. We automatically think in the same channel, but my way of doing it and Chaplin's way are two different ways, and that's where the trouble starts, which is where you get your fun." (Interviews, Buster Keaton, University Press of Mississippi, 2007)
Keaton le sait : Chaplin et lui sont très différents. Tous deux se sont vite démarqués en offrant au public deux visions singulières du burlesque dans les années 20. Mais ce n’est pas parce qu’ils expérimentent des formes différentes qu’ils ne parlent pas le même langage ; ils font le même métier et excellent tous les deux dans la réalisation de films comiques.
Nous savons à quel point Chaplin et Keaton étaient tous deux des perfectionnistes. Pour être parfaits, les gags étaient préparés, refaits, parfois même retournés. Une liberté créative totale leur était nécessaire pour obtenir le meilleur d’une scène, qu’importent le coût et les jours innombrables de tournage. C’est ce qui a par ailleurs fait la fin de Keaton, lorsqu’il a signé pour la MGM en 1928, cédant une partie de sa liberté artistique à la production.
Selon sa femme Eleanor Keaton, la confection de la scène de Limelight aurait pris trois semaines « from just before Christmas 1951 through the second week of January 1952. There was an outline prepared by Chaplin, but the comedy was mostly improvised on the set… » (Eleanor KEATON et Jeffrey VANCE, Buster Keaton Remembered, New York: Henry N Abrams, 2001)
D’après Keaton lui-même, le tournage n’aurait duré que trois jours « pendant les trois jours de tournage de la fameuse séquence de Limelight » (Buster KEATON et Charles SAMUELS, Mémoires Slapstick, Virgule, 1984, p.261)
Tournage court et/ou préparation longue, grâce aux nombreuses images d’archives photographiées pendant la confection de la séquence, nous savons que la recherche créative était bel et bien au cœur de leur travail. Et c’est sans doute là où veut en venir Keaton lorsqu’il dit « we automatically think in the same channel ». Différents, mais complémentaires dans leur façon de travailler.
II. Un duo comique
Les personnages de la séquence sont très caractérisés grâce aux accessoires, aux costumes, au maquillage et au jeu des acteurs. Keaton interprète un pianiste presque aveugle et pour cela, il utilise des lunettes rondes qui obstruent son regard, il se cogne contre les murs et le piano, salue le public dans la mauvaise direction… Chaplin quant à lui, joue un personnage plus teigneux et moins rêveur, un violoniste presque fou qui se laisse envahir émotionnellement par la musique qu’il joue. Ses sourcils sont maquillés en noir pour accentuer et identifier clairement les différentes émotions.
Le comique a lieu dans ce que les personnages ont de contradictoire (comme le dit Keaton « which is where you get your fun »). Cette différence de jeu et de personnage n’est pas nouvelle, elle se retrouve dans la filmographie entière des deux artistes lorsqu’on s’adonne à les comparer.
1. L’identifiable et l’opaque
« (…) les sentiments de Charlot portent un nom, révolte, tendresse, compassion, ses regards et ses moues sont identifiables. Rien de tout cela n’est vrai pour Keaton. Un regard de ce dernier est unique, opaque, serti dans l’épaisseur d’un être singulier, alors que celui de Charlot se place tout de suite dans la médiation du déjà connu, du communicable, dans l’universalité potentielle qui fonde tout personnage. » (Vincent AMIEL, Le corps au cinéma, Vertical critiques, 1998, p.34)
Si les sourcils de Chaplin sont aussi maquillés, c’est qu’ils permettent d’accentuer les sentiments sur son visage (Charlot avait déjà les yeux maquillés de crayon noir). Dans la séquence de Limelight lorsqu’il perd ses jambes, son expression exprime l’horreur et la surprise ; lorsqu’il joue du violon il passe successivement de la tendresse amoureuse, à la tristesse et enfin à la démesure. Tout est clair pour le spectateur et c’est d’ailleurs toujours à lui qu’il s’adresse, multipliant les regards caméra.
Keaton en revanche porte des lunettes, il joue l’aveugle. Son visage est souvent vierge, perdu, rêveur. On ne sait pas vraiment ce qu’il pense ou ce qu’il ressent (le sait-il lui-même ?), comme dans le plan juste avant que Chaplin ne jette son violon cassé : un clignement de paupières et c’est tout, alors qu’il aurait pu jouer la peur de se faire gronder. C’est son corps qui souvent parle à sa place, qui réagit à l’autre et aux objets extérieurs. Le personnage de Chaplin est gêné parce que le spectacle n’est pas prêt et que le public attend. Keaton demande une minute avec son index et fait glisser les feuilles dans une maîtrise totale des accessoires et de ses mains, traduisant paradoxalement la maladresse de son personnage.
All photographs from Chaplin films made from 1918 onwards © Roy Export S.A.S. All rights reserved. Images scanned by Cineteca di Bologna as part of Progetto Chaplin
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2. « La méchanceté et le détachement »
« Ils excellèrent d’ailleurs dans deux registres sans commune mesure, la méchanceté et le détachement qui les éloignaient irrémédiablement l’un et l’autre. » 
(Robert BENAYOUN, Le Regard de Buster Keaton, éditions Herscher, 1982, p.77)

Charlot n’est pas toujours tendre. Dans Le maillet de Charlot, il donne un coup de pied et envoie valser un enfant ; dans Charlot garde malade, il pousse la chaise roulante d’un malade pour obtenir un moment seul à seul avec une jolie jeune fille. Cette méchanceté qui nous fait beaucoup rire se retrouve également dans la séquence de Limelight : pour détacher le violon du pied de son partenaire, Chaplin pose son pied sur le torse de celui-ci et le fait tomber à la renverse (pour le punir, il jette ses feuilles de partitions).                                                                                    
Keaton quant à lui est dans la passivité, le détachement. Il ne cherche pas la bagarre, il ne cherche pas l’attention du public ; au contraire, on aurait l’impression qu’il oublie ses impératifs d’artiste sur scène lorsqu’il se débat avec ses feuilles.
Cette dualité agressivité/passivité a toujours été présente dans les spectacles de slapstick et dans les duos de clown, comme par exemple le célèbre duo Foottit et Chocolat, dont quelques sketchs ont été filmés par les Frères Lumières dans les années 1890. L’un, caractériel, assène les coups et l’autre plus fruste, les prend. Dans ce genre de duo comique, on appelle le premier le clown blanc et le second l’auguste. On rit surtout parce que Chocolat prend des coups et ici, parce que Keaton se fait gronder par Chaplin lorsqu’il perd ses partitions. Mais le rire intervient surtout auprès de Keaton, non pas parce que celui-ci est plus drôle (comme pourrait le revendiquer certains défenseurs), mais surtout parce que celui-ci est le dernier rouage qui enclenche la mécanique du rire. On rigole moins de l’emportement de Chaplin qui jette les partitions que du regard dépité et impuissant de Keaton à la vue de ses feuilles éparpillées. Keaton joue l’auguste et clôt de nombreux gags de la séquence. Le dernier gag, cependant, est clôt par Chaplin et nous rions de lui et uniquement de lui, lorsque son corps se jette follement hors de la scène.​​​​​​​
III. Chaplin, personnage central
On a pu dire que Chaplin avait coupé les scènes de Keaton au montage parce qu’il était plus drôle que lui, que Keaton fut payé une misère pour jouer ce rôle dans Limelight, que Chaplin ne supportait pas que l’attention ne soit pas constamment sur lui lors du tournage…  difficile de croire à toutes ces rumeurs et de les prendre réellement au sérieux.
Ce que l’on sait en revanche, c’est que Keaton a toujours parlé de Chaplin comme d'un ami et a toujours vanté son génie. Dans son autobiographie Slapstick, Keaton écrit : « Au moment où j’écris ces lignes, le bruit court que Charlie aimerait revenir en Amérique. J’espère sincèrement qu’il le fera. J’espère encore plus qu’il tiendra sa promesse de recommencer des films ! Car jamais personne au monde n’a autant fait rire les foules que Charlie et son petit vagabond.» (p.259)                       
Chaplin, lui, n’a jamais parlé de Keaton d’une telle façon dans son autobiographie, il n’en parle même pas du tout. Dans un album sur sa carrière (My Life in Films), Chaplin publie une photographie de la scène de Limelight sur laquelle apparaît Keaton et « oublie » de le citer.
Concernant cette scène, n’oublions pas que même avec son caractère « hors du temps » (spectacle dans le spectacle), cette scène fait partie d’un tout, d’une narration : le retour grandiose de Calvero, le personnage central du film. Que les plans sur Keaton se fassent rares dans le montage final est complétement justifiable, tant Keaton est un personnage nouveau dans le récit et que cette scène est le climax de Calvero. Pourtant, comme nous l’avons vu plus tôt, la mécanique comique de ce duo fonctionne mieux dans son rapport dominé/dominant et le gag corporel de Chaplin (ses membres qui rétrécissent) paraît un peu trop long et répétitif…
Et si la séquence était problématique en soi ? Si le rire est provoqué par Keaton, parce qu’il est le dernier rouage, mais que la montée dramatique exige une focalisation sur le personnage de Chaplin, la séquence fonctionne-t-elle réellement ? Nous nous accorderons à dire que Keaton n’aurait pas pu jouer le personnage du clown blanc et inversement, peut-être qu’un duo Chaplin/Keaton ne peut fonctionner qu’ainsi. Peut-être que c’est l’importance du récit qui pose problème et que le gag aurait mérité à être détaché du film ? Il y a tout de même une certaine longueur, peut-être même une gêne qui plane au-dessus de cette séquence. Ce duo, le montage ne tarde pas à le séparer au point de ne laisser que très peu d’interactions entre les deux personnages. Keaton et Chaplin sont-ils si complémentaires à l’écran ?​​​​​​​
Pour conclure, nous pouvons mettre en parallèle la séquence de fin de Limelight avec une apparition de Keaton deux ans après la sortie du film dans le show de Martha Raye à la télévision. Le sketch est quasiment le même, à quelques exceptions près. Certains gags que l’on voit dans les archives, et qui n’ont pas été gardés pour Limelight, se retrouvent dans le show télévisé. La scène semble mieux fonctionner, peut-être parce qu’il n’est pas question d’une quelconque narration en dehors de la scène elle-même ? 
(Lien pour pouvoir la visionner : https://www.youtube.com/watch?v=CmyiFnYc2gM&t=88s)
Enfin, nous terminerons sur ces magnifiques lignes de Robert Benayoun, qui rendent hommage aux deux génies et apaisent les tensions (tensions sans doute fantasmées par nous, les cinéphiles ?) :
« On peut admirer ces deux attitudes en ce qu’elles ont d’antinomique. La méchanceté qui décourage et le puzzle qui désarme ont la même vertu d’exorcisme et de sortilège. » 
(Robert BENAYOUN, Le regard de Buster Keaton, p.77)
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