L’homme sans passé me laisse perplexe, qu’en dire.. ? Je n’ai pas été touché, mais cela reste purement personnel, car je suis bien conscient de la puissance de ce cinéma-là, une puissance non pas irréprochable, mais que je pourrais sans doute défendre cœur et âme si le geste du film n’était pas à l’opposé de mes goûts les plus intimes.
Le film considère des sujets très forts au travers d’une vision singulière ; singularité que l’on exige à tous les plus grands artistes (« si les pauvres ne sont plus solidaires entre eux, que leur reste-t-il ? », discours difficile à défendre en dehors d’une œuvre d’art) L’humanité qui lie les personnages est charmante et même s’il existe bien de la méchanceté dans le monde de Kaurismäki (les voyous qui tabassent les sans-abris, les banques qui ruinent leurs clients pour s’enrichir, les chefs-représentants de l’administration finlandaises…) l’amour et la bonté bienheureuse finissent toujours pas triompher. Ce n’est pas que je sois pessimiste au point de détester systématiquement les happy ends, c’est plutôt que je préfère à l’humanité d’Aki Kaurismäki, celle de Bruno Dumont.
Tous deux filment avec détachement. Dans les premières minutes de L’homme sans passé, nous assistons à la mise à mort d’un homme dont on ne connaît ni l’histoire, ni encore vraiment le visage. C’est lui, cet homme dont le titre fait référence, cet homme dont on croira pendant un long moment que son histoire a commencé avec le film (il ne se souvient pas de sa vie avant le train, premier plan du film), à se demander s’il n’est pas né du principe fictif même. Rapidement, les voyous le mettent à terre et nous n’assisterons jamais à un seul gros plan de la victime puisque ne sont filmés que ceux qui frappent. Mais frappent-ils réellement un corps ? Un seul plan nous le montre, le plan le plus violent du film (un plan large) : l’homme sans passé est allongé au sol, un des jeunes lui frappe le visage, mais ce sera tout, on s’empresse d’ailleurs de le lui recouvrir avec sa valise. Le détachement est complet, on ne ressent aucun sentiment, peut-être un peu d’excitation face au geste de violence lui-même, mais pas de pitié pour celui qui se fait frapper. Le film continue pendant toute sa durée à faire expérimenter ce détachement au spectateur grâce, notamment, aux situations burlesques et au « sous-jeu » des acteurs (à entendre : opposé d’un « surjeu » théâtral) loin de tout réalisme habituel du cinéma. Ce détachement est empli d’une certaine légèreté, car il apparaît toujours plus doux, jamais troublant. Après la seule scène violente du film, le burlesque rattrape les situations et jamais rien n’est dangereux (le chien s’avère être un bon toutou et le hold up à la banque une action purement bonne et justifiée). Tout est donc doux et léger, tout ce que ne fera jamais Dumont.

Le cinéma de ce dernier est lui aussi rempli d’un détachement quasi brechtien que l’on pourrait rapprocher avec celui de Kaurismäki. Mais tout de suite, on s’empresse de les opposer puisque Dumont, lui, ne filme pas en plan large un corps que l’on s’empresse de cacher. Dumont filme le détachement au profond des choses, il confronte les corps à leur propre vulgarité, en osant l’image dégueulasse d’un sexe d’enfant ensanglanté. Cet enfant dans les premiers plans de L’Humanité est lui aussi sans passé, on n’en éprouve aucune pitié non plus, mais son image nous brusque par son caractère indiscernable, à la limite de l’éthique, de la morale. Dumont arrive constamment, même avec un détachement du récit, du burlesque et du jeu à faire surgir la présence des corps : Pharaon (L’Humanité) surgit à l’écran par sa démarche mystérieuse et ses expressions insaisissables tandis que Lujanen (L’homme sans passé), personnage tout aussi opaque, s’efface par le caractère plat et lisse de ce qu’il dégage. Difficile donc à justifier autrement qu’en invoquant mes goûts personnels : je préfère bel et bien (et sans gêne à l’avouer) que l’on me traîne brusquement, plutôt que l’on me balade tendrement. Je suis plus facilement émerveillé devant la violence crue de l’absurdité de la vie, sentiment que je partagerais plutôt du côté de Dumont. Car si avec L’homme sans passé, on est transporté comme sur une plume qui plane au-dessus du monde, dans L’Humanité on vole avec la poussière, celle qui s’engouffre dans les yeux et la peau, au plus près des corps et peut-être même de leur âme.
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