Née d’une carte blanche donnée par Saint-Laurent à Gaspar Noé, Lux Aeterna se détache des films de l’horizon cinématographique français par son format court (50 minutes) et par sa forme expérimentale qui mélange l’improvisation, les split screen et les effets stroboscopiques. Il est naturel de se questionner sur la morale d’un film commandé par une grande marque de luxe qui n’hésite pas à faire sa pub à travers les costumes et les égéries présentes à l’écran, mais au moins Saint-Laurent permet-il la carte blanche à un artiste et lui laisse la liberté nécessaire pour proposer quelque chose de singulier, sautant les étapes interminables de financements d’un projet qui entravent parfois la réalisation finale d’un film. Ce qu’il faut se demander plutôt, c’est ce que Noé a fait de cette carte blanche : des costumes Saint-Laurent, pas grand-chose ; mais des égéries, il y a matière à réfléchir. Convoquer la sulfureuse Béatrice Dalle et la faire improviser en compagnie de la discrète Charlotte Gainsbourg crée quelque chose de surprenant dans le décalage. Mais plus qu’un choix de casting, les deux actrices évoluent dans la chose qu’elles savent faire le mieux : être actrice. Ici, l’incarnation des corps nous frappe puisque les actrices n’interprètent pas de personnages, elles sont qui elles sont. Noé tourne un champ contre champ de leur échange d’anecdotes de tournage, mais ne le monte pas de manière classique : il expérimente. Le champ contre champ se présente sous la forme d’un split screen, ce qui laisse à l’œil du spectateur la liberté de choisir lui-même le montage, de choisir sur qui il veut se focaliser ou à quelle réaction il veut s’intéresser. Cette séquence est la plus réussie du film puisqu’elle est humble : elle laisse les corps s’incarner d’eux-mêmes et s’intéresse à ce que la matière filmée peut apporter au film dans l’instant. Ce qui n’est pas le cas du reste.
Lux Aeterna est entrecoupée par les citations des grands. Des grands cinéastes qui ont fait le grand cinéma : à savoir Dreyer, Godard, Buñuel, Pasolini… Noé ne s’arrête pas à de simples citations écrites, il monte un extrait de Jour de colère de Dreyer, dans lequel des sorcières se font brûler sur un bûcher, multipliant la mise en abime. Derrière cet extrait, il y a une anecdote : Dreyer a laissé l’actrice attachée à un poteau une dizaine de minutes avant de tourner le plan où elle s’effondre, ce qui fait que l’expression apeurée de l’actrice paraît d’autant plus vraie. Si l’on partage avec Noé cette admiration pour un cinéma aux grandes ambitions, c’est bien de là que naît notre frustration quand Lux Aeterna touche à sa fin. Une fois que le tournage est entré dans le chaos, que la montée dramatique est à son comble, l’incarnation se volatilise au profit d’une expérience plastique stroboscopique, visant à faire communiquer le corps du spectateur avec le film. L’expression incarnée recherchée par Dreyer et chérie par Noé n’a pas lieu et c’est bien dommage, nous assistons à la place à 5 minutes d’effets stroboscopiques assez déstabilisants (bien que ce soit le but recherché), mais qui questionnent sur le discours et les intentions que le réalisateur cherche à communiquer à son public. Cette réflexion met d’abord à distance, contrairement à l’effet recherché, mais une fois qu’on abdique, les formes et la lumière nous pénètrent et la violence visuelle titille notre impatience. Le générique intervient, on est soulagés. Soulagés, mais toujours frustrés puisque le film promis n’arrive pas. Charlotte n’a jamais brûlé devant nous, on aurait au moins aimé qu’il nous y fasse croire. Peut-être brûle-t-elle symboliquement, comme nos rétines ? Mais, là encore, c’est une idée, c’est une projection du film, ce n’est pas donné à voir. Un spectateur frustré à la sortie d’un film, est-ce pari gagné pour un réalisateur qui dit aimer quand son public s’évanouit devant son œuvre ?
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