"Les souvenirs vous renversent comme un raz-de-marée, vous bousculent, vous « nostalgisent », vous « mélancolisent »" Robert Hossein lors d’une interview en 1978.
Dans le cadre de la 26e édition des Talents Adami Cannes, soit son programme d’aides aux cinéastes, l’association Adami a confié à cinq comédiennes et comédiens « aguerris » le soin de diriger la nouvelle promotion. Celle-ci compte Suzanne Clément, Mélanie Doutey, Zita Hanrot, Grégoty Montel et enfin Guillaume Gouix sur lequel je m’attarderai aujourd’hui.
À noter que cette promotion a été accompagnée aussi bien dans l’écriture que dans le montage des films par Agnès Jaoui et que l’ensemble des courts-métrages est disponible gratuitement sur YouTube.
Guillaume Gouix est un acteur désormais célèbre dans le paysage du cinéma français pour avoir joué aussi bien les protagonistes dans Jimmy Rivière (2011) de Teddy Lussi-Modeste pour lequel il sera nominé au césar du meilleur espoir masculin, dans Attila Marcel (2013) film génialissime de Sylvain Chomet, que dans le premier long-métrage du jeune réalisateur Nathan Ambrosiani, Les Drapeaux de papier (2018), ainsi que des rôles plus succins. Je n’en citerai qu’un : celui de Virgil dans Gaspard va au Mariage (2018) d’Anthony Cordier avec une scène de danse mémorable.​​​​​​​
Guillaume Gouix acteur est également scénariste et réalisateur depuis 2011 avec son premier court-métrage Alexis Ivanovitch, vous êtes mon héros. Une première expérience qui lui a valu d’être sélectionné à la semaine de la critique à Cannes. Pour son second court réalisé trois ans plus tard, Mademoiselle, il le sera à la Mostra de Venise.
Pour l’instant Guillaume dit n’avoir que des histoires d’une quinzaine de minutes à raconter, des petites histoires « mais pas ridicules », pensées autrement que dans les arcs narratifs habituels, ou tout du moins, sans qu'il y ait de chute comme dans la plupart des courts-métrages façon sketchs, en témoigne son troisième court que les Talents Adami lui ont permis d’écrire et réaliser, une petite histoire, mais pas ridicule donc intitulée « Mon Royaume ».
· Le pragmatique, la mélancolique, et l’électron libre
Ce conte s’ouvre avec un écran noir et deux voix off qui expliquent la situation, à vrai dire, il s’agit plus d’une voix qui explique, celle de Marcus le grand frère, et d’une autre, celle de Lou la petite sœur, qui réagit. Puis les images arrivent et c’est l’histoire qui débute, l’histoire de deux frères et une sœur qui viennent chercher dans la maison de leur enfance les affaires qu’ils souhaitent conserver avant que ne soit vendue la propriété et les biens qu’ils laisseront afin de rembourser les dettes de leur mère récemment décédée.
Marcus le grand frère sérieux est là pour empaqueter, pour mettre les objets nécessaires dans la camionnette qu’il vient de conduire : la machine à laver, les plantes, les paquets les uns après les autres. Il fait des allers-retours rapides entre l’intérieur et l’extérieur.
Lou la petite sœur est là sans être là, elle tangue entre un monde et l’autre, elle le longe du regard, ce n’est pas les paquets qu’elle voit, ce sont les objets, leur histoire. Sa main nettoie les verres à pied délicatement un par un, elle caresse les murs vieillis où l’on distingue encore aux crayons les marques qui servaient à noter la taille des enfants et voir si d’un mois à l’autre, d’une année à l’autre ils avaient grandi.
Et il y a Gary, celui du milieu, celui qui oscille entre son frère et sa sœur, tantôt blaguant, tantôt le regard dans le vague, le visage crispé dans un rictus qui montre toutes ses dents qui ne suffisent pas à cacher la contraction de sa mâchoire. Lui aussi rôde dans une maison pleine de souvenirs, « je vais voir ma chambre », dit-il à sa sœur, avant de mettre sur ses oreilles un vieux mp3 et de jouer avec un vieux sabre laser tout en faisant des bruits avec sa bouche.
Vous l’aurez compris, cette histoire des trois frères et sœurs c’est celui du voyage des endeuillés, chacun le vit à sa manière. Et cela a pour conséquence des frictions.

· Comment des pâtes « à rien » peuvent-elles rassembler des endeuillés ?

Dès le départ, on nous montre des personnages différents. Tantôt avec des échanges conflictuels subtils comme dans ce plan où l’on voit Marcus faire face à Lou. Il est habillé de la tête au pied, manteau en cuir sur le dos, jusqu’au bout des poignets avec une montre, et des doigts avec ses grosses bagues. Même sa tête est couverte de poils. Elle, elle est nue, coincée dans une position enfantine, fœtale. Et bien qu’elle lui taxe une taf, elle finit par lui demander de la « champouiner ».Tantôt avec des échanges conflictuels directs, encore une fois, entre Marcus et Lou pour une affaire de fleur dessinée sur une assiette. Marcus en a assez que Lou focalise sur cette vaisselle en pensant au passé, en pensant qu’il s’agit de leur histoire. Il ne s’agit que d’une simple assiette.
A contrario, les liens entre Gary et Lou sont beaucoup plus fusionnels, tactiles. Les deux se retrouvent dans cet état d’enfance. Leurs regards se perdent à travers les vitres des fenêtres, marquant leur désarroi, leur enfermement dans cette maison du passé.
Toutefois, Gary semble être un électron libre par un changement constant d’émotion, de physique. Il parait tout droit sorti d’un tableau de Bacon, son corps dans une torsion permanente et pourtant enfermé dans la maison. De cette tension jaillit la viande, les os. Ses côtes sont visibles, sa sueur, ses dents …
Lou, elle, semble la gardienne du temps. Même son visage bouge peu. Lorsque ses frères sont arrivés en camionnette, elle était déjà là dans la maison comme si elle ne l’avait jamais quitté, baignant dans son histoire, s’y replongeant sans cesse. Son personnage est lié à la mémoire. Mémoire de la famille et mémoire au sens plus large, combien de scènes de baignoire utilisées au cinéma, quid du reflet de visage dans la fenêtre, idem pour le rapport entre la fleur et l’idée de mémoire. Lou fait partie d’une « mythologie ».
Et c’est alors que vient la scène des pâtes. Lou fait des pâtes le soir venu pour elle et ses frères. Des pâtes, cuisinées sans aucune sauce, ce qui va amener les deux autres frères à un fou rire puis à une bataille de pâtes, pour enfin finir en combat joyeux, tous, les uns sur les autres, en un monticule de corps.
Or qui y a-t-il de moins « mythologique » que des pâtes « à rien » ? La sauce des pâtes est un élément fondamental de la mémoire gustative. C’est parce que mon père cuisinait dans mon enfance uniquement des pâtes à la bolognaise ou des pâtes sauce blanche/ champignons que ces deux recettes me sont restées en tête. Ce n’est que parce qu’il ajoute un ingrédient secret dans sa sauce tomate - recette secrète de génération en génération dans sa famille - que les pâtes acquièrent une mémoire. En enlevant toute sauce à ses pâtes, Lou ramène toute la famille à l’instant présent : trois personnes autour d’une table, dans le sous-sol d’une maison, à manger des pâtes sans rien.
Ce n’est que parce que ces pâtes n’ont aucune mémoire, qu’ensemble, les trois frères et sœurs, enfin réunis, peuvent vomir tout ce qu’ils ont sur le cœur, qu’ils peuvent quitter peu à peu l’enfance en vociférant des obscénités et en buvant de la bière. Peu à peu s’amorce alors une transformation.
· « On emmerde la nostalgie » ou ce que doivent être les souvenirs
Au-delà de la question du deuil, Guillaume Gouix pose plus particulièrement la question de comment vivre avec les souvenirs, comment les prendre et danser avec eux plutôt que de se retrouver enfermés dans des cartons avec eux. On ne peut vivre en deux lieux en même temps comme on ne peut vivre en deux époques en même temps.
C’est en cela que chaque personnage est intéressant. Chacun aborde d’une manière différente ses souvenirs, Marcus essaie de s’en échapper comme il le fait de cette maison dont il sort constamment, Gary a besoin de retourner en enfance, de vivre tout un arc-en-ciel de sensations pour se dégager de ce château poussiéreux, Lou, quant à elle, a besoin de devenir plus forte, de revêtir des couches sur sa peau fragile.
Lou et Gary sont les personnages par lesquels sont introduits les souvenirs de leur mère. Des souvenirs qui, tout au long du film, montés parallèlement à l’époque présente, sont caractérisés par une mère dansant dans une pièce sous le regard de ses trois enfants, alors tous petits, sur une musique originale du groupe Coming Soon et Island Kizhi, une collaboration qui « transporte quiconque l’écoute dans une réalité lointaine et envoutante » avec des lumières multicolores, roses, vertes, bleues, etc.

Or c’est par les deux personnages les plus attachés au passé que vient la délivrance. Comme une manière de dire que ce conte est une ode aux souvenirs. Mais des souvenirs qui en aucun cas ne doivent devenir une prison.
Comme en témoigne cette scène où, pour la première fois, le moment présent est illuminé à la manière des souvenirs. Gary danse comme sa mère, sous le regard de son frère et sa sœur, et face à une fenêtre, ouverte cette fois, il met en mot par deux fois cette idée de liberté.
Tout d’abord, en citant Richard III de Shakespeare « Un cheval contre un royaume », il montre qu’il est prêt à tout pour fuir cette forteresse poussiéreuse, ce royaume de nostalgie. Le mot est lâché. Certes, royaume, titre du court-métrage, mais avant tout, nostalgie, cette émotion dans laquelle semble prisonnière Lou depuis le début. C’est d’ailleurs là que face à elle il se pose, tel un prêtre qui chercherait à exorciser une personne aliénée par un esprit du passé, lui intimant l’ordre de crier « on emmerde la nostalgie !!!! ».

Gary est un électron libre, car il est cette vibration qui permet à Lou d’ouvrir les yeux sur ce que ne sont pas les souvenirs. Ils ne sont pas faits d’objets, mais de matière. C’est ainsi que les lumières colorées se transforment en peintures celles avec lesquelles les trois frères et sœurs se battent à présent. Elles dégoulinent sur leur visage, sur leur corps, et sur l’ensemble de leur royaume désormais tableau vivant.
Au petit jour, il ne reste plus rien, tout est détruit, seul reste Marcus, Gary et Lou dévoilés dans un travelling horizontal. Regardant le ciel, cette dernière conclut : ‘Plus ça va être beau, plus elle va me manquer ». Fin.
Car si la nostalgie est cette enclume qui retient tout bateau au port, et dont il faut se défaire, la mémoire, elle, est cette voie lactée qui permet à tout marin de se retrouver et de choisir son cap.
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